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Prisonniers dans la rue du Sauvage


Les Obrecht / Les Hild / Les Schmitt / Les Obrecht-Schmitt

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La patrie: quelle patrie?

Ainsi se termine le premier cahier, au 27 août 1914. C'est aussi la fin de la bataille d'Alsace, un échec stratégique pour le haut commandement français qui comptait sur l'effet psychologique de la libération d'une province occupée depuis 43 ans par les "boches". Joffre rassemble toutes les troupes disponibles pour s'opposer à l'offensive allemande qui, depuis la Belgique, menace désormais directement Paris. Dans ces conditions il n'est plus possible de conserver la tête de pont de Haute Alsace, assortie de la responsabilité de l'approvisionnement d'une agglomération de 80.000 habitants.

    Changement de décor et d'époque: quatre ans et 25 cahiers plus tard, le 15 novembre 1918, Mulhouse attend l’entrée d’une division française, prévue entre 10 et 12 h; une foule énorme sur laquelle flottent les drapeaux tricolores se masse dans les rues. Les jeunes filles ont sorti pour l’occasion leur costume folklorique. Seuls arrivent quelques officiers, pédalant sur leurs bicyclettes, qui sont salués par des «Vive la France!». La nuit tombe et toujours rien; le foule finit par se disperser, déçue. Le lendemain, une nouvelle poignée d’officiers, en voiture cette fois, sont salués par la foule. Enfin le 17 novembre, entre 13 h et 14 h, la France en armes fait son entrée au son des cloches et défile triomphalement dans les rues principales. Jean Obrecht remarque la qualité des uniformes et la bonne mine de ceux dont il dénigrait l’équipement en 1914. Les gamins grimpent sur les canons, les voitures, les camions. Parmi eux, peut-être, Jean Krebs qui a alors 8 ans. Feu d’artifice le soir.

    Le chanoine Henri Cetty, curé de la paroisse ouvrière de la Cité à Saint-Joseph, sortant de l’hôtel de ville après avoir salué les officiers français, s’écroule sur les marches, foudroyé par une crise cardiaque. Lors de son inhumation, le 20 novembre, le général Hirschauer rend hommage à ce "patriote": "Chanoine Cetty, l'armée française vous salue!". Son collègue protestant Wienecke, qui avait célébré l'anniversaire du Kaiser en janvier 1916 par un sermon festif à l'église Saint-Etienne, quitte l’Alsace pour un poste de vicaire à Heidelberg. En revanche le pasteur Lickel, qui avait fait de même à Saint-Paul, n'est pas inquiété. Ce ne sont pas les opinions qui sont déterminantes (sinon la moitié de la population aurait dû émigrer!), mais l'appartenance ancienne à l'Alsace française. Ce sont les Allemands de souche ("Altdeutsche"), venus s'installer depuis 1871, qui sont indésirables: ils ont six semaines pour quitter le pays et beaucoup sont déjà partis. Actes de vandalisme et pillages se multiplient en effet à leur encontre, au point qu'un certain Herr Carl Brenner fait savoir par voie de presse qu'il est d'origine hongroise et non allemande (Mülhauser Tagblatt du 3/12/1918)

      Entre ces deux pôles la ville a vécu à proximité du front. Rares ont été les jours sans qu’on entende la canonnade. Noël ne fait pas exception: ainsi une offensive française est lancée en direction de Mulhouse le 25 décembre 1915. Rares sont les jours sans que des avions croisent dans le ciel. Les batteries anti-aériennes les visent sans les toucher et seuls les éclats en retombant causent quelques dommages. Parfois un duel s’engage et c’est avec des frissons d’émotion que les badauds suivent les péripéties du combat aérien jusqu’à ce que l’un ou l’autre des adversaires s’abatte en flammes. Au cours des hostilités la population civile s’est trouvée progressivement impliquée. L’année 1916 a marqué un tournant de ce point de vue. Des obus s’abattent sur les villages voisins, sur Lutterbach particulièrement, et même occasionnellement sur Mulhouse même où ils visent les batteries près de la gare. Les avions lâchent aussi quelques bombes sur la ville, alors qu'une escadre de zeppelins bombarde la cote Est de l'Angleterre: modeste prélude aux destructions massives de la guerre suivante. Le black-out est imposé à partir d’octobre 1916 et dorénavant les avions sont signalés par les sirènes et le tocsin. Les instituteurs conduisent leurs élèves à l’abri à la cave. Le fameux casque à pointe a été remplacé par le casque d’acier dont Jean voit le premier exemplaire en novembre 1916. Durant les quatre années des prisonniers de multiples nationalités auront transité par la gare: Français soulagés, Russes affamés, Américains tout à la fin; des troupes sans nombre seront passées avec armes et bagages en direction de l’Ouest, des espions auront été fusillés, la grippe espagnole aura fait des ravages, Alfred Schmitt aura été tué au front. 

      On ne peut éviter de se poser la question à la lecture de ces cahiers: de quel côté penchaient les sentiments patriotiques de Jean Obrecht? C’est d’ailleurs une interrogation qui vaudrait pour maints de ses compatriotes alsaciens. Né «au temps des Français» et baptisé Jean, il n’est devenu allemand qu’à l’âge de 11 ans et aurait pu garder un certain attachement à sa première patrie. En fait, il semble que son statut de fonctionnaire allemand ait déterminé, par sens du devoir, son sentiment d’appartenance à la nation allemande. Il est indéniable que Jean se sent d’abord allemand. Quand il parle des Français ils les désigne généralement comme l’«ennemi». Il n’éprouve aucune sympathie pour les «francs-tireurs», ces civils qui s’en prennent aux militaires allemands, mais, dans ce cas, c’est sans doute plus par amour de l’ordre que par dévouement à la cause impériale: la guerre est l’affaire des militaires. Pourtant son patriotisme ne dégénère jamais en nationalisme et encore moins en chauvinisme. Son tempérament calme et réfléchi, sa piété sincère et sans doute aussi le relativisme historique inculqué par le destin au peuple alsacien, lui interdisent tout fanatisme. Progressivement, la durée et les malheurs de la guerre l’ont conduit à considérer les deux adversaires comme les victimes d’une même catastrophe.