Les Obrecht /
Les Hild / Les Schmitt / Les Obrecht-Schmitt
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La guerre s'invite
Une fois la formule
trouvée, une routine de l’observation
s’installe. Jean est un infatigable marcheur qui dispose en
plus, de par son métier, de beaucoup de loisirs. En
été, il est dehors dès 7 h du matin;
il profite ensuite de la pause de 10 h pour faire un tour,
puis de la pause de midi, et le soir, après le travail, il
arpente à nouveau les rues. A cette disponibilité
quotidienne s’ajoutent les jours de congé
ordinaires, sans
compter les «Hitzferien» [vacances caniculaires],
les
anniversaires officiels, les célébrations des
victoires
allemandes au front. Pour les combats son point d’observation
favori est la colline du Rebberg avec son
«réservoir» et sa tour
panoramique (le Belvédère). Du pied de la tour, dont
l'accès a été interdit durant la
guerre, s'ouvre un vaste panorama sur la plaine et la chaîne
des Vosges. Il utilise
aussi le grenier ou la «plate-forme du
téléphone» de
l’école Koechlin, ou
bien gagne des points de vue dégagés comme le
pont sur la
Doller et pousse éventuellement jusqu'à
Bourtzwiller ou
Pfastatt. Pour la vie quotidienne, c'est la rue en
général qui fournit la matière de ses
notes. En
réalité, il peut s’estimer heureux de
ne pas avoir
été soupçonné
d’espionnage!
La toile de fond est fournie par le
grand théâtre
de la guerre avec les principales nouvelles
glanées dans le
quotidien du soir munichois Das
Telegramm
que Jean va consulter à la Poste. En surimpression se
placent
les micro-événements locaux: les passages de
troupes
(avec notation des numéros des régiments), les
accidents,
l’organisation de la vie citadine, les choses vues et les
phrases
entendues. L’école, avec ses menus incidents, joue
un
rôle restreint dans cet horizon à la fois
étroit et
riche. Au centre: le cercle plus intime de la vie familiale,
dans
lequel s’inscrit aussi le destin de son gendre Alfred
Schmitt, au
front, mais présent par un flux continu de courriers et de
colis. Avec le temps les difficultés de ravitaillement
prennent
un place croissante, jusqu’à susciter
l’indication
des menus du déjeuner à partir de novembre 1917.
Régulièrement apparaît aussi une liste
des
principales denrées avec leur prix du moment. A partir du
cahier
n° 4 une notice météorologique introduit
chaque
journée. Au fil de ces pages le chroniqueur ne se livre pas
directement, ou à peine; ce n’est
qu’indirectement
qu’on peut esquisser un portrait psychologique et un profil
de
mentalité.
Cette
énorme quantité d’informations brutes
peut être abordée, succinctement, sous ses deux
principaux aspects: militaire et civil.
On
distinguera d’abord ce qui a été
l’élément déclencheur et qui
reste l’accompagnement quotidien de ces Kriegserlebnisse: la guerre, toujours
présente par la basse continue du canon qui tonne du
côté d’Altkirch au sud ou du Vieil-Armand à
l’ouest.
La guerre,
annoncée par la mobilisation
générale du
1er août 1914, se manifeste
d’abord par une effervescence civile. Des groupes
avinés
déambulent dans les rues et la
«canaille» [rohes
Gesindel] renverse les étals du marché aux pommes
de
terre sous les yeux d’une maréchaussée
impuissante.
La population est dehors dans la rue, quêtant anxieusement
des
nouvelles. Des avions de reconnaissance français font leur
apparition, dont l’un jette un drapeau tricolore
près de
la caserne Wilhelm. Le canon tonne vers Heimsbrunn au sud-ouest. La
guerre elle-même arrive de façon
discrète, passant
d’abord presque inaperçue: le 8 août vers
midi
quelques dragons français arrivent devant
l’hôtel de
ville, ont une entrevue avec le maire, puis disparaissent aussi
discrètement. Une patrouille allemande se lance à
leur
poursuite dans un tramway réquisitionné dont ils
ont
brisé les vitres - en vain. L’avant-garde des
troupes
françaises, venant de la vallée de Thann et de la
trouée de Belfort, arrive ce même jour à 18 h
en empruntant
l’avenue de Colmar et la rue Franklin; ce sont des chasseurs
à cheval du 11e régiment de la 14e division.
Jean,
observateur critique de ceux qu’il considère comme
des
ennemis, remarque la maigreur des chevaux, l’usure de la
sellerie
et surtout le manque d’allant de la musique militaire.
Cette entrée de l'armée française est
surtout saluée - selon lui - par les
vétérans (de 1870) et les filles publiques.
Quelques personnes offrent aux soldats de la bière, du vin
et des fruits. Une partie de la troupe est logée
à la "Dentsch", dans ces bâtiments industriels qui
joueront encore un rôle important dans l'histoire de la
famille. On sert du vin aux hommes de troupe tandis que le patron de
l'usine, le "Kommerzialrat" Schlumberger, sable le champagne avec les
officiers. Cet accueil semble assez représentatif de
l'état d'esprit de la population: le petit peuple et la
grande bourgeoisie sont plutôt francophiles (cf. la devise de
la Société Industrielle: Nous
maintiendrons)
alors que la classe moyenne, et en particulier les fonctionnaires dont
beaucoup sont de souche allemande ("alt-deutsch"), sont germanophiles.
Comme le remarque notre instituteur: les gens raisonnables se tenaient
tranquilles et gardaient le silence.
Mulhouse
est redevenue française
Le
9 août, Jean
Obrecht pousse avec un voisin
une reconnaissance vers Bourtzwiller où ils s'entretiennent
avec
un poste avancé français lorsque, soudain, le 23e
RI
accourt se mettre en position de tir le long de la route et sur le pont
de la Doller. Rebroussant chemin, il va observer depuis le grenier de
l'école Koechlin le combat qui s'engage de Bourtzwiller
à
Rixheim dans les faubourgs Nord de la ville. Les Allemands, en effet,
venant de la forêt de la Hardt, Colmar et Neuf-Brisach, lancent une
vigoureuse contre-attaque Quand les tirs se
rapprochent, il se réfugie avec sa famille dans la cave d'un
voisin, où tous "passent de longues heures en ardentes
prières", ce qui ne l'empêche pas de se risquer de
temps en temps dans la cour d'où il entend
distinctement les
commandements des officiers français: "En avant mes braves!"
et
allemands: "Hurra! Hurra!". A la nuit tombante l'artillerie se
taît, mais le combat continue et le narrateur,
sous le coup de l'émotion, se laisse aller - par exception -
à une envolée lyrique: "La lune brillante
semblait faire alliance avec les deux adversaires et diffusait vers la
terre avec une vigueur renouvelée sa lumière si
pâle qui se répandait sur ce champ de mort" [Der
helle Mond schien sich mit den beiden Feinden zu verbünden und
sandte sein so blasses Licht mit stärkerer Kraft zur Erde und
flutete über jene Todesgegend]. Au matin les
Français battent en retraite vers le sud, poursuivis par les
Allemands couverts par l'artillerie.
Mulhouse
est redevenue allemande