Les Obrecht / Les Hild / Les Schmitt / Les Obrecht-Schmitt
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Les cahiers: un legs précieux
A Mulhouse Jean Obrecht a d’abord
habité dans la maison du 15 de la rue de Strasbourg,
devant laquelle il se fait photographier en juin
1914 avec sa petite-fille, âgée de deux ans, à côté d’un de ces
lauriers en pot
qu’il faut rentrer à la cave chaque hiver. Il
s'agit d'une
maisonnette sans prétention, blanche avec ses trumeaux en
grés rose et ses volets assortis,
précédée
d'un jardinet fermé par une grille que les
différents
propriétaires ont suffisamment entrenue pour qu'elle soit
toujours d'origine en 2005, tout comme la ferronnerie des appuis de
fenêtre, inchangée. Elle était de
construction
récente à l'époque, proche de la Cité, cet
ensemble immobilier destiné aux employés et
cadres
subalternes de l'industrie et plus généralement
aux
classes laborieuses émergentes; elle symbolise dans la
pierre la
réussite de l'instituteur, fils d'un
maçon de village. Jean Obrecht en est
propriétaire depuis
1905 au
moins, année où il fait construire une buanderie.
Au
départ de son gendre Alfred Schmitt pour le front, sa fille vient rejoindre
ses
parents, et le journal tenu pendant la guerre par Jean Obrecht montre
une vie en symbiose des deux foyers.
Pour Noël 1915 un neveu,
Johann Obrecht – fils de Mathias ou de Jacques - envoie de
Colmar
deux cartes de voeux à cette même adresse,
l’une
pour
son oncle et l’autre pour sa cousine: «an Frau
Schmitt bei
Herrn Lehrer Obrecht» [A Mme Schmitt chez M.
l’Instituteur
Obrecht]. En effet, Jean Obrecht, âgé de 54 ans au
déclenchement du conflit, n’est plus mobilisable,
mais il
est encore en poste comme instituteur. Une photographie de 1918 le
montre avec sa fille et sa petite-fille de 6 ans dans un jardin
derrière une maison qui pourrait déjà
être
le 75 rue de l’Espérance, la
résidence nouvellement acquise par sa fille. Il prend sa
retraite en 1925 et devient veuf en 1927.
On peut
supposer que c'est alors que, resté seul, il va rejoindre sa
fille et recréer cette communauté familiale
élargie à trois générations
qui s'était constituée pendant la guerre. En
mars 1936, il est photographié devant le nouveau domicile de
sa
fille, cette fois au n° 19 de la rue de l'Espérance.
Entre-temps sa petite-fille "Hansi" s’est mariée:
il a
donc
vécu pendant des années,
jusqu’à son
décès, seul avec sa fille, avec seulement
l’interruption d’une hospitalisation à
l’«Asile de
Vieillards» en 1938. Il fait un
long séjour chez sa petite-fille à Saint-Quentin du
10 avril au 1er août 1939, assistant donc à la
naissance
de son arrière-petite-fille Liliane, le 6
juillet. C'est
d'ailleurs en compagnie de celle-ci et de sa maman qu'il regagne
Mulhouse trois semaines plus tard. Il reviendra ensuite se
réfugier
pendant trois mois à Saint-Quentin lors de la
déclaration
de guerre de septembre 1939. Une dernière photographie le
montre
en hiver 1940,
à nouveau à Saint-Quentin, un vieil homme
apparemment
encore solide, coiffé d’un béret,
tenant dans ses
bras son arrière-petite-fille Liliane.
Il
décède le 21 avril 1941, à Mulhouse,
et est
enterré à Andolsheim, comme avant lui son
épouse.
Le grands
legs de Jean Obrecht à la mémoire familiale aura
été cet ensemble de 26 cahiers
d’écoliers de
couleur bleue, portant l’étiquette Gemeindeschule
Mülhausen,
comprenant chacun 20 pages remplies recto verso de son
écriture
soignée d’instituteur. Le titre qu’il
leur donne a
évolué, mais comprend toujours le mot Erlebnisse
[choses
vécues], et apparaît le plus
généralement sous la forme de Kriegserlebnisse.
Il s’agit, en effet, d’un journal personnel
tenu
pendant
toute la durée de la Grande Guerre: une chronique des
événements tels que pouvait les vivre,
à son
niveau, un citoyen de Mulhouse, doué d’un sens
aigu de
l’observation.
Tous ces
cahiers sont conservés, sauf celui qui recouvrait la
période du 15 octobre au 8 décembre 1914. Des
extraits en
ont été publiés par le
journal L’Alsace
du 21 janvier 1984, et à nouveau dans l'Annuaire 2008 de la
Société d'Histoire et de Géographie
de Mulhouse. Depuis, les cahiers ont été
déposés aux Archives de Mulhouse. A chaque jour
correspond une moyenne de
trois-quarts de page. Initialement, Jean Obrecht n’avait pas
l’intention de tenir un journal. Sous le coup des
événements internationaux
d’août 1914 il
commence par noter, en 3 ou 4 lignes, ce qui pourrait être
les
titres à la une de la presse contemporaine. Il inaugure
ainsi un
cahier liminaire de quelques pages en notant l’assassinat de
l’archiduc François-Ferdinand à
Sarajevo le 27 juin
1914. Ce premier essai rudimentaire est tenu à jour
jusqu’à la fin du mois de juillet.
La relation se
fait
plus dense à partir du 1er août et de la
mobilisation
générale, mais ne devient description
détaillée qu'à dater du 8
août. On comprend
alors ce qui a
déclenché en lui le besoin de consigner par
écrit
les événements vécus. Ce
jour-là, en effet,
débute la première phase de la bataille
de
Mulhouse
avec ses offensives et contre-offensives: la
ville change
plusieurs fois de mains. Jean a vécu directement ces
prémisses de
la guerre et il se veut désormais le témoin de
ce qu'il perçoit comme un grand moment de
l'Histoire auquel
il a été mêlé à
son niveau. Il ne met
fin à ses Kriegserlebnisse
que le 22 novembre 1918. Curieusement, l’écriture
est tout
au long l’écriture cursive allemande
traditionnelle, sauf
pour les deux derniers jours où l’instituteur
annonce
qu’on vient d’introduire le français
comme langue
d’enseignement à l’école. En
fonctionnaire
zélé il se hâte de s’adapter
aux nouvelles
normes, adoptant – en allemand – un type
d’écriture français. Ce trait est
caractéristique de Jean Obrecht: il se
révèle
à travers ces cahiers moins comme un esprit partisan que
comme
un homme
d’ordre.