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L'ombre menaçante du Führer
A peine rentré, une nouvelle
mission attend l’ingénieur volant: en Allemagne cette
fois, à Schönau,
du 2 novembre au 12
décembre, puis à Zell, du 14 au 23
décembre 1936.
D’après
le cahier Schönau
est une petite station climatique du sud de la
Forêt-Noire, située dans une cuvette de la
vallée
de la Wiese,
une rivière qui descend impétueusement en
direction de Bâle. C’est la ville d'Albert Leo
Schlageter,
fusillé en 1923 pour ses attentats contre
l’occupation
française de la Ruhr et
vénéré comme
héros national par les nazis. A l'époque son monument domine encore la
petite
cité et sa maison natale est un café, encore tenu
par son
père et son frère, dans la Talstrasse. Le monument, devant
lequel Jeanne se fait photographier, sera démoli
l'année suivante pour faire place à un nouveau,
projeté mais jamais réalisé
à cause de la guerre. Jean et Jeanne ont pris pension chez
un particulier, Joseph Eisele, Bahnhofstr. 37, où ils
prennent
le petit-déjeuner et le souper. Ils logent près
de l'ancienne gare
où passait jusqu'en 1967 le "Todtnauerli", le petit train
à voie étroite reliant Zell à Todtnau
qu'ils ont certainement emprunté. Ils
prennent le déjeuner non loin de là
à la Krone,
une auberge historique, ancienne
demeure du bailli. L'emplacement de l'auberge, qui a
brûlé en 2003, était occupé en 2007
par un chantier
de construction. Ils profitent du bus postal ("Kraftpost") pour faire
une excursion jusque Fribourg
à travers la Forêt-Noire. Le trajet remonte la
vallée de la Wiese par Schönebuchen, Utzenfeld,
Geschwend, Schlechtnau, Todtnau et Muggenbrunn. Le massif du
Schauinsland est franchi au col du Notschrei et c'est la descente vers
Fribourg par Kirchzarten.
Début
décembre, la
neige
transforme le paysage en féerie.
Jeanne a sorti son grand
manteau à capuche et le petit Hansle Eisele s'essaie au ski.
C’est un
«beau séjour», d’autant plus
que la
mère de Jeanne les a rejoints pour les quatre
dernières
semaines. Jean, pendant ce temps, travaille un peu à
l'écart de la ville, à Brand, dans une usine dont une
partie des bâtiments existe
encore. Le "Todtnauerli"
passait directement sous les murs de cette
usine.
La mission se
termine plus au sud dans le Wiesental, à Zell
où on loge à l’Hôtel Löwen qui existe
encore en 2005, Schopfheimerstr.2. La petite ville est moins
pittoresque que la précédente. Jean travaille
à Atzenbach
et à Schopfheim,
à une dizaine de
kilomètres au sud de Zell. Comme dans les Vosges, la
présence de la force hydraulique a favorisé dans
la
région le développement de nombreuses petites
entreprises
textiles, ce dont témoigne encore le Musée du Textile de
Zell.
Une
histoire de textile
Le musée est installé dans ce qui subsiste des
bâtiments de la "Spinnerei
und Webereien
Zell-Schönau AG".
Cette société possédait six
établissements
dans la vallée (filature, tissage, ennoblissement, etc.), la
principale unité de production se trouvant à
Brand. Les
activités de Jean l'ont conduit en fait sur les
différents sites de l'entreprise. La
Zell-Schönau AG
était née en 1921 de la fusion de deux
vénérables firmes dont la fondation remontait au
début de l'industrie textile: la "Spinnerei und Weberei
Schönau" (1841) et la "Mechanische Weberei Zell" (1842). La
société compte alors environ 1500
employés et 360
métiers à tisser, ce qui en fait le principal
employeur du Wiesental. Lors de la crise monétaire des
années 1920 elle
imprime
ses propres billets de banque pour payer employés et
fournisseurs.
Après la guerre, en 1959, viendra encore s'adjoindre la
"Spinnerei Atzenbach" (fondée en 1835).
Le produit vedette est constitué par le linge de maison
vendu
sous la marque "Irisette". Mais la période faste ne dure pas
et
la société est victime de la crise
générale
du textile. La production est arrêtée en 1992 et
la
liquidation est prononcée en 1997 à St-Gall,
siège
de la société après
l'entrée de capitaux
suisses. La marque "Irisette", reprise un temps par DMC, existe encore
et est distribuée à Zell et Schönau par
la "Irisette
GMBH & Co". Quant à la vallée de la
Wiese,
après une reconversion réussie, elle
a retrouvé
toute sa prospérité.
Les vacances de fin
d’année se passent à Mulhouse en
famille, du 23
décembre au 4 janvier. Le grand-père, la mère,
Jean et
Jeanne fêtent Noël devant un petit sapin rue de
l’Espérance.
Début 1937,
c’est à nouveau la Tchécoslovaquie
pour un séjour du 5 janvier au 30 mars. Départ de
Mulhouse le 4 janvier; le trajet passe par Zurich (16 h 24), Vienne (9
h le
lendemain), Prerau (11 h), Olmütz où un
arrêt, de 14
h à 16 h 14, permet une visite rapide de la ville, et
aboutit
à Freiwaldau/Fryvaldov/Jesenik
le 5 janvier, à 20
h 14. Cette
fois, Jean se retrouve sur place avec des collègues (MM.
Berner
et Buchmann) pour réorganiser les usines de tissage de lin
(serviettes et nappes) Regenhart
et
Raymann. Cette vénérable
manufacture,
fondée par
Adolf Raymann en 1822 avec le soutien de la banque viennoise Regenhart,
avait été honorée en 1860 de la visite
de
l'empereur François Joseph. Auparavant florissante,
l'entreprise
a été
coupée de ses marchés traditionnels par la
création de
l'Etat tchèque en 1918 et peine depuis à trouver
de nouveaux
débouchés, d'autant qu'elle est
confrontée
à de violents mouvements sociaux.
Freiwaldau est un lieu
de villégiature au coeur des Sudètes,
près de la
frontière allemande, dans un cirque de montagnes
enneigées (Altvatergebirge), dominé par le large
dome de la Goldkoppe ou Zlaty
Chlum (875m). Les
sportifs s’activent sur la patinoire, tandis qu’au
Kurhaus
Franz on soigne encore les malades par la méthode des
enveloppements humides, l’hydrothérapie
inventée
par Vincenz Priessnitz
(1799-1851). Le parc municipal
enneigé
s’orne d’un monument
à
la gloire de cet enfant du pays dont la réputation fut
internationale (à Mulhouse un Naturheilverein
proposait vers 1900 des cures Priessnitz et Kneip). La ville,
groupée autour de
sa
place centrale, le Ring, porte un double nom,
allemand
et tchèque, comme il est d’usage dans cette
région
peuplée en grande partie de germanophones. Un parti
irrédentiste réclame le rattachement
de la
province au
Reich ("zurück ins Reich"), un voeu qui sera
réalisé le 1er octobre
1938 avec
l'entrée des
troupes allemandes, sous les acclamations d'une population
entièrement acquise au Führer, comme Jean avait pu
le
constater. Signe de cette tension: sur 10.000 habitants on compte un
millier de soldats, «bien mis dans leur
uniforme kaki», pour lesquels on a construit des casernes
neuves.
Ces militaires choyés ne bougeront guère lors de
l'annexion
et attendront 1945 pour prendre leur revanche, comme on l'a vu à Mastig. Jean et Jeanne ont encore été
témoins d'un monde qui bientôt
disparaîtra.
La
première semaine se passe au Touristenhotel Katzer,
puis
on déménage pour le reste du séjour au
Gertrudenheim,
à la sortie sud-ouest de la ville. Deux cartes postales
montrent ce
petit hôtel situé en face d’un vaste
sanatorium (le
Altvater), dans un large paysage de collines boisées
enneigées montant vers la Goldkoppe, couronnée
de la tour
panoramique de 26m construite en 1899, qui prendra bientôt le
nom d'Adolf Hitler.
L’auberge est
confortable et le service - assuré par Willy et Anna
–
attentif; la patronne, Mme Richter, se montre très
aimable. Une photo du 23 janvier montre Jeanne lisant dans
«notre chambre»
où on remarque
surtout un imposant poste de radio C’est vraisemblablement
dans
cette douillette pension que le futur Jean-Daniel a
été
conçu à la mi-janvier, dans la chambre
marquée
d’une croix, au 1er étage, fenêtre de
droite.
«Accident», acte volontaire, ou encore fruit
d’un
hasard volontiers assumé? On pencherait pour cette
dernière hypothèse: un enfant était le
bienvenu
dans une existence toujours guettée par l’ennui en
l’absence d’un mari déjà
accaparé par
son travail: «Heureusement que je peux faire du
ski» confie
Jeanne qui se fait photographier les lattes aux pieds dans le parc
enneigé de Freiwaldau.
Nous sommes en effet en plein
hiver et les environs offrent pour le week-end les champs de ski du Roter Berg, du Kleiner et du
Grosser Seeberg, des sommets comparables
aux ballons vosgiens. Lorsque son mari n’est pas
disponible, un certain M. Legler offre à Jeanne de
l’accompagner à pied jusqu’au sommet de
la
Goldkoppe; il la conduit aussi en voiture à Reihwiesen/Rejviz,
le
hameau le plus élevé (800m) de
Tchécoslovaquie,
connu pour sa vaste tourbière. Il est
vrai que Jean est d’une part un bourreau de travail et que,
d’autre part, il est amené à
s’absenter.