Jean a donc su découvrir le charme secret
de cette brune peu expansive dont les yeux se voilaient parfois de
mélancolie. De son côté il a su lui plaire par ce sourire qui forçait la sympathie. L'union qui se prépare a été, comme toutes celles qui durent, un équilibre fragile. Un aveu dans une lettre écrite par Jean à ses parents en août 1944, peu après le bombardement de Saint-Quentin, exprime bien cette conjonction, parfois difficile, des contraires: "Mais souvent je suis plutôt déraisonnable, ce qui porte sur les nerfs de ma femme" [Öfters bin ich aber eher leichtsinnig, was meiner Frau noch mehr auf die Nerven schlägt"]. Pour le maintien de l'équilibre du couple les concessions se situèrent en effet plutôt du côté de Jeanne, habituée à "prendre sur soi" et financièrement dépendante. Pour que ces coeurs battent à l'unisson il fallait qu'à une diastole masculine réponde une systole féminine. L'un dépensait et se dépensait, l'autre économisait et s'économisait. On a vu des couples plus mal assortis. Quelques cartes postales permettent de mesurer leur rapprochement progressif, à partir de leur première rencontre significative qui a dû se situer en 1931. Jean a 21 ans, il est depuis deux ans ingénieur chez Schlumberger; Jeanne a 19 ans, elle est élève à l’Ecole Normale. La carte la plus ancienne est adressée de façon très approximative à «Mme Jeanne Schmidt [sic] (and family) 81??? Rue de l’Espérance»; elle vient d’Epernay, «ce coin monotone de la Champagne» (monotone car loin de l’élue?); la date de l’oblitération est illisible, mais le timbre est celui de l’Exposition coloniale de 1931. A une date toujours illisible parvient à «toute la famille» une carte de Leysin sur laquelle l’expéditeur a prudemment omis le numéro de la rue. Le nom est toutefois correctement orthographié. L’envoi doit être aussi de 1931, la dernière année de cure de Xénia, et c’est certainement à l’occasion d’une visite à sa sœur que Jean expédie cette carte. Sur une carte de Lucelle de septembre de la même année le facteur a rectifié le 70 en un 75, qui est le numéro correct. Jean s'adresse toujours à la famille Schmitt, englobant ainsi dans un même ensemble la mère - sa collègue de travail à la Dentsch chez Schlumberger - et sa fille.
L'année suivante,
en juin 1932,
c'est encore
la famille qui est saluée collectivement par les
"écumeurs de Lucelle", mais une signature fantaisiste
indique un
début de familiarité, sauf avec le
numéro, toujours incertain: "70?". Au
début de
1933, on en est
encore au stade de la camaraderie et de l’approximation: Jean
envoie, le 15 février, une lettre à Jeanne
«Institutrice (alsacienne) à Annecy
(Hte-Savoy)» [sic]. Dans cette lettre, qui est
arrivée
malgré tout à bon port, il s’adresse
à
"Mademoiselle" et termine par: «Je vous salue
cordialement». Et la relation se poursuit à
travers une
correspondance qui est encore prosaïquement sportive:
à
Pâques 1933 une carte de Porrentruy annonce: «avons
gagné 3-1». Un dessin fantaisiste sur une carte de
Fribourg donne des nouvelles de la suite de la tournée
helvétique. Il ne s’agit plus de football, mais de
basket,
l’autre sport pratiqué par Jean, quand une autre
carte
annonce de Paris en juin: «avons gagné
71-28».
|
||